In three sittings, our associate editor Elisabeth Otto spoke with the art historian and curator Nuria Carton de Grammont [NCDG] and the artists Helena Martin Franco [HMF] and Giorgia Volpe [GV] about working and living in the French Canadian Province of Québec. This interview provides a unique perspective on “the Americas” – from the North. Our guests shared their thoughts on the challenges of working and living in the Canadian diaspora and how this multi-situated presence between Québec and Latin-America affects their work. At the participants’ request this interview was conducted in French.
Ça fait maintenant plus ou moins vingt ans que vous êtes arrivées au Québec. Est-ce que c’était un choix consciemment de s’installer ici ?
GV : J’avais l’opportunité de venir en résidence au Québec, j’ai trouvé une situation de travail qui m’a permis de continuer à créer cette espace d’expérimentation et de réflexion que je cherche partout. Je me suis toujours intéressée à d‘autres contextes, à l’expérience d’un autre et surtout, à avoir deux points des vues à la fois : l’intérieur et de l’extérieur. C’est pour ça que je suis partie… pour prendre une distance, pour essayer de comprendre et avoir un regard extérieur du contexte du Brésil, de ma propre histoire.
HMF : Non, je suis arrivée en amour, c’était l’aventure. D’un autre côté, comme femme artiste, je savais qu’il fallait que je quitte la place où j’étais pour pouvoir développer ma vie et mon parcours professionnel.
Depuis quelques années, l’art de l’Amérique Latine et surtout les femmes artistes reçoivent de l’attention par le monde de l’art avec de grandes rétrospectives et des expositions de groupe (p.e. Radical Women : Latin American Art, 1960-1985, Hammer Museum, LA, 2017)
Et pourtant, l’utilisation de l’étiquette “latino-américaine” dans l’espace culturel ne rend pas compte de la diversité des Amériques. Est-ce que vous percevez cette stéréotypisation comme une “discrimination positive” ou au contraire bienvenue ? Comment est-ce que vous voyez cette tendance ? Selon vous, est-ce que le Québec est un endroit particulier pour des artistes latino-américaines ?
NCDG : L’idée des “Amériques” a quand même une historicité depuis le 18e siècle avec les révolutions d’indépendances dans le continent. L’imaginaire d’un continent unifié, surtout dans l’hémisphère sud, continue d’avoir un impact politique dans la construction des identités nationales. Depuis les années 70, l’idée d’un art latino-américain global prend une ampleur fondamentale dans la construction de l’histoire de l’art contemporain. Toutefois, aujourd’hui la remise en question de ces catégories nous permet de comprendre les nuances des singularités culturelles.
HMF : À mon avis c’est une catégorie qui peut être problématique. Elle peut simplifier et aplatir, mais il faut reconnaître que selon comment et où on l’utilise, elle est utile et favorise la visibilité du travail des artistes femmes du « sud » du continent américain. Je trouve que c’est important de reconnaître les efforts que se font pour mettre en lumières les travaux de ces artistes.
NCDG : Pour moi, le concept n’est pas problématique en soi, mais le contexte dont il est utilisé ou bien négocié dans ces espaces. Comme, par exemple, dans le cadre des politiques culturelles qu’instrumentalisent les sujets racisé. e. s. Toutefois, je pense plutôt à une autodéfinition identitaire : l’art latino-canadien et latino-québécois n’existe pas ni dans les narratives de l’art du Canada, ni dans celles du sud du continent. Pour nous, femmes artistes et commissaires de l’Amérique latine qui vivent et travaillent ici, l’objectif est de donner visibilité à une identité interculturelle et transfrontalière qui existe ici et là-bas simultanément. Donc, la question est comment penser les Amériques à partir de l’art latino-américain au Canada/Québec ?
Alors, si j’ai bien compris, ce sont les artistes qui deviennent le pont entre les hémisphères. La question qui se pose maintenant est, comment est-ce qu’on peut créer des espaces pour un dialogue interculturel entre le sud et le nord ? Comment est-ce que ce dialogue se crée dans votre travail et de quelle manière ?
MHF : Dans mon cas, on ne peut pas échapper du contexte politique de la Colombie. Quand je parle, je parle en tant que femme qu’a quitté la Colombie, mais qui a encore un rapport fort avec son pays natal. Ce sont des liens et des lectures que je propose qui réveillent l’intérêt du public, surtout dans les contextes dans lesquelles je présente comme des festivals de film ou avec des collectifs d’art féministe.
GV: Moi, j’ai moins d’expériences d’un aller et retour dans mon pays que Helena, par contre j’étais ravie de voir beaucoup des artistes de l’Amérique du Sud à la Biennale de Havane cette année. La chose qui m’a excitée de leur travail était le rapport beaucoup plus direct avec la matière et un rapport social vers une “construction du possible”. L’immédiate et le questionnement du moment présent sont partout dans des œuvres des artistes de l’Amérique latine. Dans ce festival j’ai eu l’impression d’être en dialogue avec des artistes avec des mêmes sensibilités. La question comment on peut construire avec rien c’est une question qu’est proche de ma propre pensée et travail minimaliste.
NCDG : Il est intéressant qu’après le “global turn” où l’art non occidental était reconnu, mais aussi absorbé et fétichisé notamment par le marché de l’art, dans les dernières années on repense la géopolitique de l’art. Dans les études culturelles, les concepts de “syncrétisme culturel” et de “hybridation” reflètent un nouveau rapport de pouvoir qui élimine les hiérarchies esthétiques entre centre et périphéries culturels. On questionne une prétendue démocratisation universelle de l’art avec un retour vers une revendication esthétique des espaces d’énonciation et singularités locales, surtout avec l’aide des sciences sociales.
Comment est-ce que vous négociez votre “présence multisituée” (NCDG) dans votre travail et vie ici au Québec ?
GV : Ici au Québec on est dans un espace de langue, mais aussi de survie de langue [de la langue française]. C’est un espace de survie linguistique, de résistance, mais aussi d’affirmation culturelle et historique de la culture locale. Mon travail est beaucoup dans l’hybridité et de métissage – des histoires personnelles, mais aussi universelles. À la fin, c’est une approche et vision très personnelle des choses. Ça se montre surtout dans mes œuvres dans l’espace public, parce qu’avec elles je m’approprie d’un espace et je suis en dialogue avec l’autre en même temps. Moi et l’autre, on se renvoie, on est dans cette dynamique d’échange et de perméabilité. L’espace public pour moi c’est un espace à la fois de dialogue et de négociation. Par exemple dans mon œuvre La renverse : où va la marée quand elle s’envole ? (2011) j’ai travaillé avec des pêcheurs à l’anguille du Kamouraska (à la Halte marine de La Pocatière du Bas-Saint-Laurent) où j’ai trouvé une situation, un contexte et une histoire très particuliers avec lesquels j’ai voulu dialoguer. La mémoire personnelle doit trouver résonance dans la mémoire collective et vice-versa, pour activer un espace d’empathie, des sens et de collaborations.
Le sujet derrière c’est la disparition de la diversité des poissons dans le Saint-Laurent. Les anguilles sont intéressantes pour moi, parce que c’est un poisson avec un mémoire incroyable et ancestral pour les peuples autochtones ici. Ensuite l’histoire de la pêche dans cette région qui prend fin en ce moment, car la pêche n’est plus rentable pour les familles. L’état achète des licences de pêche des familles, alors il y a une perte de mémoire qui s’annonce. Qu’est-ce que rend mon travail un monument pour la pêche des anguilles.
C’est une œuvre à la fois installative, performative, in situ, témoignage et sociologique que j’ai fait avec ce que je nomme une “démarche polyphonique”. Il est aussi ancré dans l’imaginaire populaire de l’Amazonie, la culture à moi, où il y a des légendes sur l’homme et la nature. Alors, mon travail est aussi une rencontre des légendes des différents pays. Comme artiste, j’accueille les autres et leurs histoires et en même temps je projette mon propre rêve en avant pour embarquer les autres. Pour créer un lieu de rencontre où la réalité et la fiction se joignent.
En parlant de l’hybridité, après 20 ans au Québec, est-ce que vous reconnaissez une certaine “Latino-Québécoisie” en vous et dans votre travail ?
HMF : Dans mon processus de création, tout ce qui m’entoure est de la matière première. Alors, la “Québéquitude” est présente tout le temps dans mon travail, mais auprès du public, on peut sentir de la résistance à accepter d’autres points de vue sur le territoire. Alors, il faut se situer comme immigrée ou comme étrangère. Dans ma pratique je n’ai pas un concept ou un agenda pour élaborer ce sujet. D’abord je crée, et c’est après que je développe cette réflexion sur la rencontre des repères culturels. Il y a un aspect très important pour moi, c’est le rapport du Québec à la religion catholique. Sa remise en question a créé un contexte qui a favorisé mon propre processus de déconstruction de la religion. Alors, oui, dans mon cas, il y a cette complicité implicite entre les femmes des sociétés qu’ont subie l’influence du catholicisme et celles qui le questionnent.
NCDG : Moi, je me revendique plutôt montréalaise. Depuis mon arrivée en 2004 pour réaliser ma maîtrise, je me suis située consciemment dans l’imaginaire urbain interculturel de Montréal. Je ne me reconnais pas dans la réalité nationaliste actuelle du Québec et la montée des discours anti-immigrants. Les premières vagues diasporiques de réfugiés politiques chiliens et argentins arrivés dans le contexte des dictatures du cône sud se sont installés au Québec en grande mesure grâce à la solidarité des groupes politiques et syndicats de gauche. J’ai l’impression que la politique n’a pas réussi à intégrer ces idéologies réformistes, voire même indépendantistes, qui voulaient s’intégrer dans la société québécoise.
Dans quel aspect urbain est-ce que vous vous reconnaissez particulièrement ?
MHF : La question des langues est fondamentale. Pour moi, tout est plus long et plus difficile parce que je ne maîtrise pas les langues officielles comme ma langue maternelle. Alors, je me trouve souvent en situation de désavantage, que ce soit pour trouver un travail dans mon domaine ou pour vivre le processus de demandes de bourses. Ce sont des expériences ardues et parfois douloureuses. À ce jour, ça va mieux, mais le problème n’est pas résolu. C’est une des raisons pour laquelle, je ne peux pas penser mon parcours artistique comme mes collègues québécois. Cela me situe dans une position de risque permanente. Je dois avouer que cela favorise le travail de création. J’ai appris à reconnaître la valeur et la force de la prise de risque, mais aussi, à ce qui vient avec : la cohérence et se faire confiance, même si on se trouve en situation de minorité.
NCDG : Les discussions sur la place de la “diversité culturelle” ont commencé très récemment au Québec, en grande mesure je pense, grâce à aux discussions sur l’autochtonie qui ont mis en question la bipolarité culturelle franco-anglophone. Il y a encore beaucoup de travail à faire pour mettre la diversité dans l’agenda et il faut s’armer de patience, car le débat déclenche beaucoup de passions identitaires extrêmes. Pour moi, une alternative serait de penser le Québec en dialogue avec les Amériques depuis une perspective hémisphérique. Penser la latinité du Québec est à mon avis fondamentale pour sortir du protectionnisme culturel et comprendre la complexité sociale d’aujourd’hui. Dans ma pratique en tant que l’historienne de l’art et commissaire, il est très important que mes textes soient diffusés dans la mesure du possible en français, anglais, mais aussi en espagnole.
Mais comment est-ce qu’on peut confronter la société québécoise avec son multiculturalisme ? Est-ce que vous avez des stratégies artistiques ou autre pour le faire ?
MHF : Mes performances avec Fritta Caro (même si elle porte des drapeaux canadiens) se veulent comme miroir d’une société québécoise qui voit l’autre comme stéréotype. Le but n’est pas la provocation, mais plutôt la force et le courage de réveiller des questions et d’encourager une conversation. Pour moi, le but c’est d’être cohérent avec mes convictions dans mon travail. Ça, c’était ma stratégie avec Fritta Caro. C’était un geste kamikaze et pourtant je l’ai fait. Une autre stratégie est de créer des alliances, soit ailleurs, comme dans mon cas en Colombie, soit avec d’autres milieux, comme avec les féministes, ou permettant de travailler en collaboration avec d’autres artistes (p. ex. autochtones et de couleur).