L’écriture de ce texte débute dans les limbes d’un aéroport. Une myriade de couloirs, panneaux lumineux, enseignes douteuses et incertaines cherchent à brouiller nos esprits pour les engourdir, les endormir et mieux les contrôler. Je n’ai pas préparé ce voyage, je n’ai pas eu le temps. Mes défenses immunitaires contre l’abrutissement ambiant alors réduites, il faut lutter pour résister aux odeurs alléchantes et aux couleurs aliénantes qui m’appellent à la consommation. Le départ pour Rio approche enfin. Bordeaux et Rio sont deux villes touristiques tournées vers l’océan. De 1555 à 1560, les Français tentent de s’emparer de la baie de Guanabara, au large de Rio. Ils y construisent le fort Coligny. L’objectif était d’installer un noyau colonial pour développer le commerce métropolitain. Les Français se seraient alors lié d’amitié avec le peuple Tupinamba… Ils quittent Guanabara en 1567 à l’arrivée des Portugais. À Rio, de nombreux détails subsistent pourtant, témoignages épars de la présence française qui se renouvelle ensuite avec la mission artistique de 1816. Dix-huit artistes, graveurs, sculpteurs, menuisiers, forgerons, serruriers se rendent outre-Atlantique, à l’invitation de l’ambassadeur du Portugal. Plus tard, les bâtiments fleurissent, comme le Théâtre municipal de Rio, hybridation bizarroïde de l’Opéra Garnier et de la Comédie Française en version miniature.
Ce voyage a lieu dans le cadre d’une résidence de recherche, un projet nommé ATRAVESSAR (qui signifie « traverser » en portugais) réunissant deux artistes et deux commissaires d’exposition Français et Brésiliens.[1] La recherche naît des récits méconnus entre deux territoires, leurs histoires passées et présentes. À partir d’un papier peint panoramique, d’objets d’art, d’architecture, d’archives, de témoignages et de rencontres, ATRAVESSAR interroge les stigmates du commerce triangulaire à Bordeaux, La Rochelle et Rio de Janeiro, trois cités ouvertes sur l’Atlantique. Accompagnée par les artistes Gê Viana et Erwan Venn et la commissaire d’exposition Daniela Labra, je fais partie d’une équipe ambitieuse qui s’attelle depuis plusieurs mois à éclairer les sombres histoires du passé colonial. De l’enthousiasme au dégoût, nous avançons à tâtons à travers un labyrinthe de sentiments contradictoires et déplions un éventail émotionnel complexe. Peu à peu, on déterre, on lit, on contemple ébahis des images révoltantes. Opérer une mise à distance, réfléchir, digérer, analyser, trouver les mots justes. Je vis à Bordeaux depuis 2014, une ville qui a participé au commerce de ligne de Bordeaux à Saint Domingue. Jambons de Bayonne, vins de Saint-Émilion, noix de Dordogne s’échangeaient contre le sucre, le café ou le cacao. Les riches familles bordelaises étaient propriétaires de plantations où travaillaient en nombre les esclaves. Depuis plusieurs années, les médias français nous font rêver de Bordeaux. Elle serait l’une des villes les plus agréables, entre océan et montagne ; idéalement pensée pour le confort des classes moyennes et supérieures. Les jeunes cadres dynamiques s’y délectent et en vantent les mérites. Bordeaux, patrimoine mondial de l’Unesco, la ville parfaite pour lancer sa start-up ou élever ses enfants. Du rugby au magret de canard, le folklore local prédomine. Les façades XVIIIe en pierre jaune irradient de larges avenues impeccables. Dans l’hyper-centre, propret, les agents de police veillent au grain et tournent à Saint-Michel, quartier populaire aujourd’hui gentrifié. Quelques lieux de mémoire, récemment inaugurés, s’approchent timidement de l’héritage colonial qui suinte. Cette transpiration invisible s’évapore aussitôt, sans bruits et sans odeurs. Ici, la statue de Toussaint Louverture, général et homme politique franco-haïtien. Descendant d'esclaves noirs, lui-même affranchi, il devient propriétaire d'esclaves et possède plusieurs plantations. Il joue un rôle majeur pendant la Révolution haïtienne (1791-1802) et incarne l'une des figures des mouvements d'émancipation. Là, une autre statue, située rive gauche cette-fois ci, est tournée vers le fleuve : il s’agit de Modeste Testas achetée par des négociants bordelais. Plusieurs rues portent encore aujourd’hui les noms d’armateurs négriers, comme la rue David Gradis. Des bâtiments, anciens entrepôts de sucre et raffineries abritent aussi cette mémoire. Au Musée d’Aquitaine, un espace est consacré au commerce transatlantique. Aucun musée ou centre culturel n’est encore dédié à la mémoire de l’esclavage à Bordeaux. Quelques informations en pointillés sont à disposition du visiteur curieux, prêt à fouiller. Comme au Musée des douanes, situé place de la Bourse, où la photographie d’un groupe de douaniers patibulaires fait office de fond décoratif dans l’une des vitrines. Pourtant, les blessures sont coincées, tapies entre chaque pierre. Elles nous concernent toutes et tous. La large Garonne accueillait en son sein les navires emplis de victuailles, denrées merveilleuses chargées de rêves exotiques. Aujourd’hui, d’autres colosses, paquebots de croisière, apparaissent quelquefois, chargés de touristes qui se ruent avidement sur les quais.
En longeant ces mêmes quais en direction de la statue de Modeste Testas (qui s’appelait en Éthiopie Al Pouessi), on observe à l’horizon un extra-terrestre architectural posé près du port. La Cité du vin se dresse, comme un boulet de canon. On croirait un siège d’entreprise, haut-lieu des amateurs de réunionite. Contre toute attente, il s’agit d’un bâtiment culturel, inauguré en 2016 à la gloire du patrimoine bordelais ultra-visible, lui : le vin, le pinard, la bibine, le picrate, le jaja, le litron, la quille, le rouquin, le mazout, la vinasse quoi. Ici, après l’abolition de l’esclavage, le commerce du sucre est remplacé par le commerce du vin. Bordeaux serait la capitale mondiale du vin selon l’ancien maire de la ville. L’entrée est sombre, noire. Les murs et le plafond du hall re-créent l’ambiance d’une cave ; les matériaux nobles sont éclairés par une lumière tamisée. « Le coût global de l'équipement s'élève à 81 millions d'euros, en grande partie financé par les collectivités publiques, dont 38 % par la ville de Bordeaux. Mais dès 2011, un fonds de dotation a été créé pour recueillir aussi des dons privés. […] Résultat, le mécénat privé a permis de fournir 19 % des fonds. Au bout du compte, ce sont tout de même des fonds publics qui financent, pour l'essentiel, ce projet destiné à promouvoir une filière.»[2] La Cité du vin se situe dans le quartier des Bassins à flot, rapidement sorti de terre sur les friches de l’ancienne zone industrielle, non loin de la raffinerie de canne à sucre de Bacalan, rue Achard, fermée en 1984.
S’interroger sur son territoire est une manière de vivre avec, de le respecter, de le célébrer. Depuis que le projet ATRAVESSAR a débuté, je me vis en touriste dans ma propre ville. Je scrute, j’imagine les navires, les hommes, les quais de Garonne chaotiques, rythmés par les fracas des déchargements successifs. Quels étaient alors les bruits de la ville ? En traversant les limbes de ces histoires, je reste souvent interdite, abasourdie. Non, non, Bordeaux aurait été peu impliquée, me dit-on. « C’est un contresens historique, ma petite dame ». Ah. Alors, d’où vient tant de prospérité ? Du vin, seulement ? Et non pas des plantations de canne à sucre ? Mieux vaut enfouir, tout de suite, oublier, encore. Au-delà des murs, la ville est habitée par son Histoire. Ici, une pierre contient un coquillage fossilisé. Là, le visage d’un esclave orne discrètement la façade d’un bâtiment officiel. Il n’y a jamais qu’une seule ville mais une infinité de villes contenues en un même espace. Les couches de récits se succèdent, se complètent et se contredisent parfois.
La recherche d’ATRAVESSAR prend racine à la découverte d’un papier peint panoramique fabriqué en France par la manufacture Zuber en Alsace. Intitulé Vues du Brésil, un exemplaire de ce papier peint se trouve à La Rochelle, admirablement conservé au Musée du Nouveau Monde. Ville moyenne néo-aquitaine, La Rochelle est étroitement liée à la traite négrière. En 1594, un premier navire, L’Espérance part en direction du Brésil. Au fil des décennies, les expéditions s’intensifient. La traite de La Rochelle infuse l'Ouest de la France et participe au développement du pays. Correctement mis à distance, protégé par une vitrine, le papier peint du Musée du Nouveau Monde est relégué à son statut décoratif. En janvier 2020, j’observe un autre exemplaire du même papier peint au Palais Itamaraty de Rio, lieu touristique qui accueillait autrefois en son sein le Ministère des affaires étrangères. Le bâtiment héberge également le Bureau brésilien d’information des Nations Unies et un centre dédié à l’Histoire et à la documentation diplomatiques. De chacun des lés de papier transparaît une vision idyllique, rêvée, binaire et manichéenne. Les indigènes coopèrent ou se rebiffent, les esclaves sont au service ou se délectent devant les paysages merveilleux. Si on gratte un peu, on y voit aussi un cheval grimaçant, aux yeux exorbités. Ou bien, quelques regards distordus, ambiguës, bientôt tétanisés. À Rio, le papier peint se délite, l’humidité le ronge. Le ciel agréablement dégradé à La Rochelle devient à Rio une sale fumée, un brouillard glauque, comme la métaphore d’une histoire insoluble. Combien de propriétés, ambassades, ministères abritent encore ces représentations ? Qui achète ces images commercialisées encore aujourd’hui et pourquoi ? Un fantasme colonial ? Une nostalgie inconsciente ?
- FOOTNOTES
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[1] http://bam-projects.com/atravessar-residence-en-cours/
[2] https://www.liberation.fr/france/2016/05/31/la-cite-du-vin-inauguree-en-grande-pompette_1456492/
IMAGE CREDITS
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Gabriela Bettini, Forêt vierge du Brésil, 2021
Courtesy of the artist and gallery Sabrina Amrani